La vie SDF au Luxembourg

La solidarité est morte - vive la solidarité!

Un toit sur la tête pour tous
«Des gens impolis, courant d'un shop à l'autre». C'est de cette manière qu'une jeune Néerlandaise a une fois qualifié les gens d'ici. Cela fait des années, et si bien des choses ont changé depuis, ce n'est certainement pas que politesse, respect, compassion et sentiments humains auraient gagné des points. Si le temps durant lequel je dormais devant la bijouterie à la place d'Armes, je n'avais même pas besoin de faire la manche (car pouvant vivre de ce que les gens me donnaient spontanément en passant devant mon nid), actuellement il arrive fréquemment d'être assis avec mon gobelet durant une heure ou plus dans le froid et juste recevoir le fric nécessaire pour pouvoir acheter un café. «De plus en plus de gens vivant à la limite de la pauvreté, la solidarité va augmenter», un Français m'a dit il y a 2 ou 3 ans. «Pas au Luxembourg!», je lui ai répondu. Et observant mon pays et ces citoyens depuis le bord du trottoir, je me demande parfois où sont passés tous ces êtres humains qu'autrefois on rencontrait tous les jours et partout. Le plus effrayant pour moi, c'est de constater qu'en même temps que de moins en moins de gens nous donnent une pièce, de plus en plus se moquent de nous ou nous insultent, éprouvent du plaisir de voir des sans-abri qui souffrent devant leurs pieds. La solidarité est morte, semble-t-il. Ou en tout cas en train de mourir...
J'ai déjà parlé sur ce site de la différence entre les gens dans le village au nord, où je squatte depuis plus d'un an et demi et ceux dans la capitale. Je ne sais pas comment les gens réagiraient, si je me mettais avec un gobelet de manche dans la rue; je ne l'ai jamais essayé. Par contre, j'ai fait de très belles expériences durant la période de Noël et il y a une demi-douzaine de personnes qui viennent me voir et supporter régulièrement. J'ai une place où je reçois mon café à moitié prix et deux endroits où je peux charger la pile de mon laptop. Avec le début de l'hiver, il est fréquemment arrivé que des gens me demandaient si j'avais assez de couvertures et de vêtements chauds. Mais, surprise, surprise, cela peut aller plus loin et si peut-être les gens tournent en robots, cela ne signifie pas qu'ils ne gardent pas un cœur, du moins une partie d'entre eux. C'était l'un de ces jours où les températures étaient descendues en dessous de -10, aux environ de minuit, quand la police est passé devant mon nid (j'étais encore réveillé, en train de regarder un film sur mon laptop). Il y aurait un message sur Facebook, ils me racontaient, où le propriétaire d'un burger-snack demanderait aux gens, si le sans-abri qui squattait dans les environs y serait toujours et s'ils me verraient de me dire que je serais le bien-venu de passer chez eux, tous les jours, pour me réchauffer et manger quelque chose. La deuxième nouvelle était encore plus surprenante: le patron d'un hôtel qui me proposait une chambre gratuite jusqu'à ce que le temps deviendrait meilleur.
La nuit, je suis agréablement au chaud dans mon sac de couchage, même à -15 et je pense qu'à -20 ce ne serait pas différent. Mais, la journée, c'est la corvée: sorti une demi-heure de mon nid, j’ai froid aux pieds et restant dans mon sac à couchage durant toute la journée, n'est pas une solution non plus: pas possible de taper durant plus d'une dizaine de minutes sur mon laptop, sans avoir les mains gelées! Même problème pour faire mes tartines ou rouler mes cigarettes. Forcé d'aller à Luxembourg-ville et passer la journée chez Streetwork. Ce qui, avec la musique sans fin et surtout ce monsieur qui semble avoir le droit de gueuler et d'insulter les gens comme il veut, n'est (du moins la plupart du temps) pas gai non plus. Ce n'est pas vraiment mon genre d'immédiatement accepter de telles propositions (à moins que je connaisse ceux qui les font bien assez pour penser pouvoir être sûr qu'ils les font vraiment de bon cœur). Mais, dans ce monde particulier au nord, je réagis différemment: Me sentant accepté et respecté, je me sens à l'aise et j'ai nettement plus confiance à moi-même et aux gens; je peux sans problèmes accepter des choses qu'en ville (et surtout dans les centres sociaux) je ne peux pas. Un hamburger de temps en temps pourrait être une bonne chose. Et avoir durant quelques jours un coin tranquille et sécurisé au chaud et au sec avec une prise pour mon laptop, n'est-ce pas dont je rêve toutes ces dernières années?
Le propriétaire du burger-snack m'a fait savoir que son offre continuerait à être valable en été; j'y suis passé plusieurs fois, pour manger quelque chose ou juste prendre un café, les gars derrière le comptoir sont gentils et sympas. Merci! En ce qui concerne ma chambre gratuite, le patron de l'hôtel me disait qu'il ne voudrait rien m'imposer, que je pourrais rester aussi longtemps que le froid subsisterait, un séjour lié à aucune condition, à moi tout seul de décider ce que je ferai. «Avec ces températures, personne ne dois dormir dehors!», il me disait. Et m'ayant plusieurs fois vu avec mon laptop sur un terrasse, il me donna dès mon arrivée le code d'accès Internet. Les températures augmentant et moi-même ne voulant pas trop profiter, j'ai décidé de rentrer dans mon squat après 4 jours. Il faut bien dire, que la nuit dans mon sac de couchage, je suis bien plus tranquille (d'autant plus qu'il y avait une fête avec de la musique à volume élevé jusqu'à 3h du matin dans les alentours), mais pour le reste j'ai apprécié: pouvoir quitter mes 2 pantalons et 4 pullovers, prendre une douche chaude, faire une image de mon système et mettre à jour mon Windows 10. Et la nuit, la connectivité avec le serveur Web à HelioHost étant nettement meilleure que durant la journée, j'ai commencé à publier ma banque de données. Du courant (et l'accès Internet) 24h/24h, pas une seconde de mains gelées! Merci!
De bonnes choses pour moi, mais, ce qui est beaucoup plus important que de pouvoir profiter de ces facilités "de luxe", ce sont ces propositions elles-mêmes, ces gestes généreux, sans arrières-pensées, des gens qui spontanément décident d'aider sans vouloir imposer, de partager quelque chose qu'eux ils ont avec quelqu'un qui n'a pas cela. Cela m'a clairement montré que la solidarité, même si elle se fait de plus en plus rare, est loin d'être morte. Cela m'a clairement montré qu'il est nullement approprié d'abandonner en disant que l'espoir n'existerait plus. Et cela m'a clairement montré que c'est mon devoir de continuer ma lutte pour la dignité humaine et le respect dans les centres sociaux. Pour moi, comme pour tous ceux qui vivent dans la rue!
allu, mars 2018